France
Arets (déléguée CGSP Enseignement Liège), Georges Henri Beauthier
(avocat), Thierry Bodson (secrétaire général de la FGTB wallonne),
Olivier Bonfond (économiste CEPAG), Yannick Bovy (réalisateur,
militant syndical et associatif), Myriam Bourgy (CADTM), Sébastien Brulez
(journaliste à La Gauche), Eric Corijn (professeur à la Vrije
Universiteit Brussel), Nico Cue (secrétaire général Métallurgistes
Wallonie- Bruxelles – FGTB), Vincent Decroly (ancien député
indépendant), Marcela de la Peña (responsable de formations Le Monde
selon les femmes), Jean Delval (directeur du Théâtre des Rues),
Paul-Emile Dupret (juriste, Parlement européen, Groupe GUE/NGL), Xavier Dupret
(chercheur associé Centre Pierre Naville -Université d'Évry-Val d'Essonne-),
Pierre Galand (ex-sénateur, président du Forum Nord Sud), José Gotovitch
(historien, professeur honoraire ULB), Denis Horman (LCR, journaliste à
La Gauche), Paul Jorion (chaire Stewardship of Finance à la VUB), Alain Leduc
(militant associatif, Bruxelles), Gilbert Lieben (secrétaire wallon de
la Centrale générale des services publics wallonne - CGSP wallonne), Paul Lootens
(secrétaire général Centrale Générale FGTB), Gilles Martin (éditeur
Aden), Francine Mestrum (Global Social Justice), Céline Moreau (formatrice
CEPAG), Christine Pagnoulle (présidente ATTAC Liège), Emilie Paumard
(CADTM), Laurent Pirnay (secrétaire général adjoint de la CGSP
wallonne), Daniel Piron (secrétaire régional de la FGTB
Charleroi/sud-Hainaut), Daniel Puissant (membre du groupe de
coordination d'ATTAC-Liège), Jean-François Ramquet (secrétaire régional
FGTB Liège-Huy-Waremme), Danièle Ricaille (comédienne militante), Daniel
Richard (secrétaire régional interprofessionnel de la FGTB de Verviers
et Communauté germanophone), Pierre Robert (avocat), Claude Semal
(chanteur, auteur, journaliste), Olivier Stein (avocat), Yannis Thanasekos
(professeur de sociologie politique, ancien directeur de la Fondation
Auschwitz), Jean-François Tamellini (secrétaire fédéral FGTB), Joël Thiry
(secrétaire régional FGTB Luxembourg), Éric Toussaint (président du
CADTM Belgique), Nicole Van Enis (membre de la coordination liégeoise
Marche Mondiale des Femmes), Renaud Vivien (CADTM), Thomas Weyts (SAP).
A l’occasion de la sortie de deux livres
importants, Dette 5000 ans d’histoire et Le Capital au XXIème siècle,
Mediapart a eu l’heureuse idée d’organiser une rencontre entre leurs
auteurs respectifs, David Graeber et Thomas Piketty. Leurs échanges sont
accessibles en ligne[1].
Comment sortir de la dette, cette
question centrale posée en préambule à ce dialogue est également au cœur des
réflexions et de nos activités militantes respectives. C’est pourquoi nous
avons souhaité donner un prolongement constructif à ces échanges en proposant
le texte qui suit, fruit d’une réflexion collective qui explicite, commente,
questionne et critique les points de vue et les arguments avancés par les deux
auteurs.
Annuler la dette ou taxer le
capital ?
Les échanges entre T. Piketty et D.
Graeber tournent pour l’essentiel autour de la mise en regard des mérites
respectifs de l’impôt sur le capital et de la répudiation de la dette publique.
D. Graeber, s’appuyant sur une belle érudition historique et anthropologique,
souligne que l’annulation de tout ou partie de la dette, privée ou publique,
est une figure récurrente des luttes de classes depuis 5000 ans. Considérant
que la dette est un mécanisme central de la domination capitaliste aujourd’hui,
il ne voit aucune raison qu’il en aille autrement dans les années à venir.
T. Piketty estime pour sa part qu’on
peut obtenir un allègement considérable du poids des dettes par un mécanisme
fiscal de taxation des grandes fortunes qui serait plus juste socialement, car
il éviterait de frapper les petits et moyens épargnants détenteurs (via les
fonds communs de placement gérés par les banques et les compagnies d’assurance)
d’une grande partie de la dette publique.
Sans que les deux interlocuteurs ne
l’explicitent, on peut sans doute attribuer leur différend à des présupposés
philosophiques et politiques opposés. Pour Graeber, de tradition anarchiste,
l’annulation de la dette est préférable parce qu’elle ne suppose pas
nécessairement de s’en remettre à l’État national, et encore moins à un État ou
une institution supranationale : elle peut résulter de l’action directe
des débiteurs (cf. le projet de « strike debt »[2] porté par Occupy Wall Street
aux États-Unis), ou bien de la pression populaire imposant une décision à un
gouvernement. Pour Piketty, de tradition social-démocrate, c’est une fiscalité
mondiale sur le capital qui est nécessaire, et des mesures fiscales nationales
portées par des gouvernements réformistes peuvent déjà permettre d’avancer.
Au vu précisément des arguments des deux
auteurs, nous pensons qu’il n’est pas nécessaire de choisir entre imposition du
capital et annulation de dettes, mais qu’il est judicieux de mettre en œuvre
ces deux mesures simultanément.
Annuler la dette, une mesure injuste
socialement ?
T.
Piketty rejette les annulations de dette au motif que les créanciers seraient
en majorité des petits épargnants qu'il serait injuste de faire payer, alors
que les très riches n'auraient investi qu'une faible part de leur patrimoine
dans les titres de la dette publique. Mais nous lui objectons que l’audit de la
dette que nous préconisons a non seulement pour vocation d’identifier la dette
légitime (c’est-à-dire la dette au service de l’intérêt général) de celle qui
ne l’est pas, mais également d'identifier précisément les porteurs afin de pouvoir
les traiter différemment selon leur qualité et le montant détenu. En pratique,
la suspension de paiement est la meilleure manière de savoir exactement
qui détient quoi car les détenteurs de titres sont forcés de sortir de
l’anonymat.
En Belgique la grande majorité de la
dette publique est détenue par des investisseurs institutionnels (banques et
assurances, fonds de pension,…) étrangers ou belges. Les petits porteurs (qui
gèrent directement leur portefeuille de titres) ne représentent qu’une infime minorité
des détenteurs de dettes publiques[3]. À
l’occasion d’une annulation de dettes publiques, il conviendra de protéger les
petits épargnants qui ont placé leurs économies dans des titres publics ainsi
que les salariés et les retraités qui ont vu une partie de leurs
économies (épargne pension, assurance groupe, assurance vie) placé
par les institutions ou les organismes gestionnaires dans ce même type de
titres.
L’annulation des dettes illégitimes doit
être supportée par les grandes institutions financières privées et les ménages
les plus riches. Le reste de la dette doit être restructuré de manière à
réduire drastiquement tant le stock que la charge de la dette. Cette
réduction/restructuration peut notamment s’appuyer sur l’impôt sur
le patrimoine des plus riches comme évoqué par T. Piketty[4]. Annulation des dettes
illégitimes et réduction/restructuration du reste de la dette doivent aller de
pair. C'est un vaste débat démocratique qui doit décider de la frontière entre
les épargnants petits et moyens qu'il faut indemniser et les gros qu'on peut
exproprier. On pourrait alors mettre en place une taxe progressive sur le
capital, frappant durement les très grandes fortunes, celles des 1 % les plus
riches, dont T. Piketty a montré qu'ils possèdent aujourd'hui plus du quart de
la richesse totale en Europe et aux États-Unis[5].
Cette taxe prélevée en une seule fois permettrait de terminer d'éponger
l'ensemble des dettes publiques. Par la suite, une fiscalité fortement
progressive sur les revenus et le capital bloquerait la reconstitution des
inégalités patrimoniales dont Piketty estime à juste titre qu'elles sont
antagoniques avec la démocratie.
Annulation de la dette : au
bénéfice de qui ?
Si nous ne pouvons pas suivre T. Piketty
quand il affirme que l’annulation de la dette « n’est pas du tout une
solution progressiste », il a cependant raison de remettre en cause le
type d’annulation partielle de dettes conçue par la Troïka (Commission
européenne, BCE et FMI) pour la Grèce en mars 2012. Cette annulation a été
conditionnée par des mesures qui constituent des violations des droits
économiques, sociaux, politiques et civils du peuple grec, et qui ont enfoncé
encore un peu plus la Grèce dans une spirale descendante. Il s'agissait d'une
entourloupe visant à permettre aux banques privées étrangères
(principalement françaises et allemandes) de se dégager en limitant leurs
pertes, aux banques privées grecques d’être recapitalisées aux frais du
Trésor public, et à la Troïka de renforcer durablement son emprise sur la
Grèce. Alors que la dette publique grecque représentait 130 % du PIB en 2009,
et 157 % en 2012 après l’annulation partielle de la dette, elle a atteint un
nouveau sommet en 2013 : 175 % ! Le taux de chômage qui était
de 12,6 % en 2010 s’élève à 27 % en 2013 (50 % pour les moins de 25 ans). Avec
T. Piketty nous refusons ce type de « haircut » prôné par le FMI, qui
vise seulement à maintenir en vie la victime pour pouvoir la saigner encore et
toujours plus. L'annulation ou la suspension du paiement de la dette doit être
décidée par le pays débiteur, à ses conditions, pour lui donner un vrai bol
d'oxygène (comme l'ont fait par exemple l'Argentine entre 2001 et 2005 et
l’Equateur en 2008-2009).
La dette et l'inégalité des fortunes
ne sont pas les seuls problèmes
Graeber et Piketty s'opposent pour
déterminer si c'est la dette ou l'inégalité des patrimoines qui est la cible
politique prioritaire. Mais pour nous, les problèmes que rencontrent nos
sociétés ne se limitent pas au problème de la dette publique ni à celui de
l'inégalité des fortunes privées. Tout d’abord, il est bon de rappeler – et
Graeber le fait systématiquement – qu’il existe une dette privée bien
plus importante que la dette publique[6],
et que l’augmentation brutale de cette dernière depuis cinq ans est due en
bonne part à la transformation de dettes privées, celles des banques notamment,
en dettes publiques. Ensuite et surtout, il faut replacer la question de la
dette dans le contexte global du système économique qui la génère et dont elle
n’est qu’un des aspects.
Pour nous, imposition du capital et
annulation des dettes illégitimes doivent faire partie d’un programme bien plus
vaste de mesures complémentaires permettant d'enclencher une transition vers un
modèle post-capitaliste et post-productiviste. Un tel programme, qui
devrait avoir une dimension européenne tout en commençant à être mis en
pratique dans un ou plusieurs pays, comprendrait notamment l’abandon des
politiques d’austérité, la réduction généralisée du temps de travail avec embauches
compensatoires et maintien du salaire, la socialisation du secteur bancaire,
une réforme fiscale d’ensemble, des mesures pour assurer l’égalité
hommes-femmes, le développement des services publics et de la protection
sociale et la mise en place d’une politique déterminée de transition
écologique.
Graeber met l'accent sur l'annulation de
la dette car il croit, comme nous, qu'il s'agit d'un objectif politique
mobilisateur ; mais il ne prétend pas que cette mesure se suffise à
elle-même, et il s'inscrit dans une perspective radicalement égalitaire et
anticapitaliste. La critique essentielle qu’on peut faire à Thomas Piketty est
qu'il pense que sa solution peut fonctionner en demeurant dans le cadre
du système actuel. Il propose un impôt progressif sur le capital pour
redistribuer les richesses et sauvegarder la démocratie, mais n’interroge pas
les conditions dans lesquelles ces richesses sont produites et les
conséquences qui en résultent. Sa réponse ne remédie qu’à l'un des effets
du fonctionnement du système économique actuel, sans s’attaquer à la véritable
cause du problème. Tout d'abord, admettons qu’on obtienne par un combat
collectif une imposition du capital, à laquelle nous aspirons, les recettes
générées par cet impôt risquent d’être largement englouties par le
remboursement de dettes illégitimes si nous n’agissons pas pour leur
annulation. Mais surtout, nous ne pouvons pas nous contenter d’un partage
plus équitable des richesses, si celles-ci sont produites par un système
prédateur qui ne respecte ni les personnes ni les biens communs, et
accélère sans trêve la destruction des écosystèmes. Le capital n'est pas un
simple « facteur de production » qui « joue un rôle
utile » et mérite donc « naturellement » un rendement de 5 %,
comme le dit Piketty, c'est aussi et surtout un rapport social qui se
caractérise par l'emprise des possédants sur le destin des sociétés. Le
système capitaliste en tant que mode de production est à l’origine non
seulement d'inégalités sociales de plus en plus insoutenables, mais de la mise
en danger de notre écosystème, du pillage des biens communs, de rapports de
domination et d’exploitation, d’aliénation dans la marchandise, d'une logique
d’accumulation réduisant notre humanité à des femmes et des hommes incapables de
sublimer, obsédés par la possession de biens matériels et oublieux de
l’immatériel qui pourtant nous fonde.
La grande question que Piketty ne se
pose pas, mais qui saute aux yeux de qui observe les rapports de pouvoir dans
nos sociétés et l'emprise de l'oligarchie financière sur les États, est la
suivante : quel gouvernement, quel G20 décidera d'un impôt mondial
progressif sur le capital, sans que de puissants mouvements sociaux n'aient
d'abord imposé le démantèlement du marché financier mondialisé et l'annulation
des dettes publiques, instruments majeurs du pouvoir actuel de
l'oligarchie ?
Comme David Graeber, nous pensons qu'il
faudra imposer l’annulation des dettes sous « l’impulsion des mouvements
sociaux ». C’est pourquoi nous agissons dans le cadre du collectif d’audit
citoyen de la dette en Belgique[7]
afin que l’annulation de la dette illégitime résulte d’un audit auquel les
citoyens participent comme acteurs. Nous sommes cependant dubitatifs face à son
idée selon laquelle « le mode de production actuel est fondé sur des
principes moraux plus qu’économiques », car « le néolibéralisme a
privilégié le politique et l’idéologique sur l’économique ». Pour nous, il
n'y a pas d'opposition entre ces trois champs mais il y a un système, le
néolibéralisme, qui les articule à sa manière. Le capitalisme néolibéral n’a
pas privilégié le politique et l’idéologique sur l’économique, il les a
utilisés et mis au service de la recherche du profit privé maximum, avec un
certain succès jusqu'à présent si l'on en juge d'après les données fournies par
Piketty dans son ouvrage. Certes, ce système a engendré de monstrueux
déséquilibres – dont les dettes privées et publiques – et n'est pas
compatible à terme avec une société émancipée, mais dans l'immédiat sa domination
se perpétue.
Au-delà des divergences – secondaires
avec Graeber, plus profondes avec Piketty – que nous venons d’expliciter,
nous sommes bien sûr prêts à emprunter ensemble le chemin de l’annulation des
dettes illégitimes et de l’impôt progressif sur le capital. Lorsque nous
arriverons à un carrefour dont une des voies indiquera la sortie du
capitalisme, il nous appartiendra alors, tous ensemble,
de reprendre le débat en tirant les leçons de l’expérience du chemin parcouru.
Nota Bene : Ce texte est une version adaptée à la Belgique de
l’article « Annuler la dette ou taxer le
capital : pourquoi choisir ? » rédigé par Thomas
Coutrot (membre du Conseil scientifique d'Attac France), Patrick Saurin (un des
porte-parole du syndicat SUD à la banque BPCE, la 4e banque en France) et Eric
Toussaint (président du CADTM Belgique). La version originale a été publiée
notamment sur le site de médiapart le 28 octobre 2013 (voir http://blogs.mediapart.fr/blog/cadtm/281013/annuler-la-dette-ou-taxer-le-capital-pourquoi-choisir
et sur http://cadtm.org/Annuler-la-dette-ou-taxer-le
[3] Voir notamment Olivier Bonfond, Et si on arrêtait de payer, Bruxelles, Aden,
2012. http://www.aden.be/index.php?aden=et-si-on-arretait-de-payer
[6] En 2011, dans la Zone Euro,
la dette brute des États représentait 82 % du PIB, la dette des ménages 61 %,
la dette des sociétés non financières 96 % et la dette des sociétés financières
333 % (Base de données Base de données de recherche Morgan Stanley : http://www.ecb.int/stats/money/aggregates/bsheets/html/outstanding_amounts_index.en.html
[7] Voir la
« Déclaration pour le lancement du
collectif d’audit citoyen de la dette en Belgique » http://cadtm.org/Declaration-pour-le-lancement-du
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